mardi 26 juin 2012


TOUT est déjà  écrit ...  
mais tout est encore  loin d’être publié !
Me dijo que su libro se llamaba
el Libro de Arena ,  porque  ni
el libro ni la arena  tienen ni
principio ni fin.
El Libro de Arena    (Jorge Luis Borges)

Le présent billet, tout comme les fables de notre cher Jean de La Fontaine,  a une moralité; celle-ci contient une leçon de saine humilité, celle qui ne pousse pas au défaitisme.
  
 
Quelques considérations théoriques sont nécessaires pour expliquer le titre. 
Un texte de longueur quelconque peut être représenté par une suite finie de chiffres décimaux. Il suffit pour cela  de définir un code pour représenter les lettres, l’espace, les signes de ponctuation par des suites de chiffres. Si, par exemple, nous convenions que  A=001,... Z= 026, a= 101,... z=126, espace=130, virgule=131, point=132, interrogation=133, tiret=134 et cetera, la phrase
Bonjour, comment allez-vous?    serait représentée par la séquence: 
002115114110115121118131130103115113113105114121130101112112105126134122115121119133.
L’ensemble d’un livre  serait  représenté, exactement de la même manière, par une suite  de chiffres, certes de longueur  respectable mais malgré tout finie.
Sur ce principe, un codage plus complexe pourrait couvrir tous les systèmes d’écriture des différentes langues (c’est la voie suivie par la norme informatique Unicode) et pourquoi pas inclure d’autres systèmes de notations, musicales par exemple.  Il suffit d’ouvrir le code source d’un message électronique contenant en pièces jointes des images et des vidéos, pour établir que nous pourrions également  coder les créations audio-visuelles.

Inversement,   toutes les suites numériques finies, formées par une succession de codes issus du codage retenu, peuvent se traduire par décodage en un document, que ce soit un texte ou une séquence audio-visuelle.  Et celui-ci  avec beaucoup de  chance pourrait être la copie conforme d'un ouvrage existant dans le monde réel.  Dès lors, aucun auteur ne peut plus se considérer comme indispensable à la genèse de ses propres créations. Cette vérité humiliante est indubitable, indépendamment du problème de la réalisation concrète de cette espèce de loterie gigantesque.
  

Sur un principe à peu près identique, certains auteurs ont imaginé une bibliothèque qui contiendrait toutes les combinaisons possibles des caractères d'imprimerie, ce qui inclurait: la Bible, tous les romans, les journaux, les correspondances privées,  les oeuvres scientifiques, le contenu de nos conversations, toutes les publications passées, présentes et à venir et dans toutes les éditions possibles. Mais tout cela perdu parmi des brouillons et variantes innombrables,  des textes dénaturés de toutes les façons possibles, et encore infiniment  plus de choses totalement illisibles.
Pas besoin d’être grand clerc en analyse combinatoire pour conclure qu’en imposant  une limite supérieure au nombre de pages par volume, la bibliothèque serait finie, à condition que les répétitions soient interdites, c'est-à-dire que deux volumes présentent toujours au moins une différence  (dans sa nouvelle la Bibliothèque de Babel,  où une limite de 410 pages est fixée, J.L. Borges admet bien que le nombre de livres possibles est borné, mais imagine que la Bibliothèque est illimitée et périodique,  et qu'il y règne un ordre engendré à la longue par la répétition dans le désordre des mêmes  volumes.)  Si le support des oeuvres était celui que nous utilisons habituellement, ses dimensions seraient toutefois inimaginables  surpassant de loin celles de l’univers connu. Dans le cas contraire où aucune limite de pages ne serait fixée aux ouvrages, la bibliothèque serait infinie.
Une question se pose: où aurait-on trouvé le personnel capable d’écrire tous ces livres? On connaît le paradoxe du singe savant qui tapant au hasard sur un clavier finit par obtenir le texte de  la pièce de Shakespeare, Hamlet. Il lui faudrait faire preuve d’une patience infinie et atteindre selon toute probabilité un âge incommensurable avant de réussir cet exploit.
 
« ... et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours;  il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d'atome.»  Les Pensées ( Blaise Pascal ).
Cette citation de Pascal, extrait du passage des Pensées sur les deux infinis, me paraît convenir à merveille, car il se trouve que, sous forme numérisée, toute la quantité phénoménale de ces documents potentiels peut se créer en une phrase et se trouver intégralement réunie sur un point de surface nulle. Je dis bien, pas seulement le contenu de la bibliothèque de Babel de J.L.Borges, mais celui de  la bibliothèque-filmothèque-médiathèque infinie, et tout cela sur un seul point.
Un paragraphe un peu théorique nous permettra d’établir cette assertion surprenante.
Rappelons qu’en mathématiques  les nombres réels sont couramment représentés par les points d’une droite. Nous affirmons donc que notre bibliothèque numérisée va être créée  sous la forme d’un tel nombre réel.
Les nombres réels répondant à notre problème sont appelés nombres univers et sont infiniment nombreux.  Toutefois,  il ne s’agit ici que d’illustrer notre propos, et un seul exemple de nombre univers nous suffira, à savoir la constante de Champernowne. Nous la définirons en base 10, mais sachant  qu’en informatique  les codages se font souvent en base 2 ou en base 16,  précisons que définir une constante de Champernowne en base quelconque se fait facilement de façon analogue.
Cette constante de Champernowne est un petit nombre irrationnel, inférieur à 1, dont le développement décimal est par définition obtenu en écrivant successivement la suite des entiers naturels. Il commence donc comme ceci
0,12345678910111213141516171819202122232425....
Et voilà!  Etant donné comme nous l’avons dit en introduction que n’importe quel ouvrage existant ou devant être publié un jour correspond  à une suite finie de chiffres,  le nombre entier que forme cette suite de chiffres  se trouve évidemment par définition dans le développement décimal de la constante de Champernowne, donc y figure au moins une fois.  c.q.f.d.
 Il semble évident que le projet de bibliothèque infinie, s'il s'agit d'autre chose qu'un concept théorique, à savoir un édifice abritant des ouvrages consultables, ou même un gigantesque système informatique, est totalement irréalisable. En revanche la constante de Champernowne  est là et bien là. Ne nous faisons quand même pas trop d'illusions. On peut bien sûr s'atteler à écrire la suite de ses décimales,  mais avant d'arriver au bout de cette tâche, on aura mis autant de temps que pour remplir les rayons de la bibliothèque infinie. L'infini, quel concept déroutant !...

Morale:
Tout ce qu’on peut imaginer étant déjà écrit , quel domaine nous reste-il pour exercer notre esprit créatif? Devons-nous imiter le chimpanzé savant et produire n’importe quoi, ou bien le faire un peu plus sciemment? Dans ce cas allons-nous nous diriger vers le rayon des oeuvres viles et dégradantes? Attention, elles sont entreposées au niveau le plus bas, car l’esprit ne les porte guère !  Le meilleur choix est bien sûr, comme  l’oiseau,   avec une âme ayant au dos l'aile bien empennée,  de regarder vers le haut.
En définitive, qui songerait à nier le génie des grands créateurs? Il leur en faut énormément pour s'orienter dans les dédales de la bibliothèque infinie et pour en revenir avec un chef-d’oeuvre sous le bras...

Note: 
Pour une meilleure compréhension des notions survolées, je crois utile d’ajouter quelques rappels sur la représentation décimale des nombres. A moins de n'avoir jamais suivi aucun cours de mathématiques de niveau scolaire, la plupart des personnes retrouveront là des notions familières. Nous ne parlerons que de nombres positifs, laissant de côté les nombres négatifs. 

Pour représenter les nombres, on se sert le plus couramment du système de numération décimal. Ainsi, tout nombre s'écrira au moyen des chiffres de 0 à 9, et au besoin de la virgule.
Cela amène à distinguer parmi eux : 

a ) les nombres entiers écrits sans virgule: comme 1 ou 25 ou 2012 par exemple. 

b ) les nombres rationnels, valeurs d'une fraction dont le numérateur et le dénominateur sont entiers. Ces nombres rationnels comprennent:

- les nombres décimaux, écrits avec des chiffres en nombre fini après la virgule, les zéros suivant le dernier chiffre décimal non nul ne comptant pas. 
Par exemple: 242/110 = 22/10= 2,2 qui peut s'écrire aussi si on veut 2,2000. 

- Les autres nombres rationnels, correspondant à ceux pour lesquels la division du numérateur par le dénominateur ne s'arrête pas par l'apparition d'un reste nul. Dans ce cas, à partir d'un certain rang, les chiffres décimaux se reproduisent indéfiniment d'une manière périodique. Par exemple: 
221 / 110 = 2,009090909... qu’on écrit parfois 2,009 la partie soulignée se répétant indéfiniment. 
La séquence se répétant ne peut pas être constituée uniquement du chiffre 9, car il s'agit alors d'un nombre décimal; par exemple:
2,09999... = 2,09  est une 2e façon non usitée d’écrire 2,1. 

 c ) les nombres irrationnels dont la suite des chiffres décimaux après la virgule est en nombre infini, sans périodicité. 
On peut remarquer que la représentation décimale d'un nombre irrationnel ne peut comporter en pratique qu’un nombre fini de chiffres décimaux suivis de points de suspension, mais cette suite des chiffres décimaux est aussi longue que l'on veut selon la précision que l'on désire.
Parmi les nombres réels irrationnels, tout le monde connaît:
- la racine carrée de 2, √ 2 = 1,4142... comprise entre les décimaux 1,41 et 1,42, entre 1,414 et 1,415, entre 1,4142 et 1,4143 et ainsi de suite sans fin. 
- ou le nombre pi,  π = 3,14159... compris entre les décimaux 3,14 et 3,15, entre 3,141 et 3,142, entre 3,1415 et 3,1416, entre 3,14159 et 3,14160 et ainsi de suite sans fin. 
Ajoutons que la racine carrée est un nombre dit algébrique, c'est-à-dire  racine d'une équation algébrique. Alors que cela n'est pas le cas de pi, qui est un nombre dit transcendant, bien que  la suite de ses décimales puisse être calculée par d'autres moyens.
 

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H.A.