jeudi 19 juillet 2012

Dites-moi ce que c'est qu'amour? 

La fête des mères a lieu une fois dans l'année, mais chaque maman, à condition bien sûr que son prénom figure au calendrier, peut être fêtée le jour correspondant, et aussi le jour de son anniversaire. Et d'ailleurs il ne manque sûrement pas d'autres occasions de le faire, et ses enfants pourraient, au fond, la fêter tous les jours. Pour cela, pourquoi ne pas lui adresser un de ces petits poèmes en forme de compliment, qui sont souvent charmants.
En voici deux qui me plaisent particulièrement.
Le premier est tiré d'un recueil de compliments  qui ne mentionne pas le nom de l'auteur. Il reprend la formule classique en matière de déclaration d'amour:
 «Si ce n'est pas là comme on aime , 
 Dites-moi ce que c'est qu'amour . »
Le deuxième est un petit poème de Jean Aicard.

 
A une mère

Si je t'aime !!  ah! quand de ta fête
Revient le moment enchanteur,
Je sens tourner ma pauvre tête,
Et coup sur coup battre mon coeur.
Le plaisir, l'espoir, l'effroi même,
Viennent m'agiter tour à tour.
Si ce n'est pas là comme on aime,
Qu'appelles-tu donc de l'amour ?

Tu me vois à tes lois docile ,
Soumis à ton moindre désir :
Sous tes yeux un plaisir tranquille
Est pour moi le seul vrai plaisir ;
J'y trouve, dans l'étude même,
Un charme nouveau chaque jour.
Si ce n'est pas là comme on aime,
Qu'appelles-tu donc de l'amour ?

Dans tes vieux ans je veux, ma mère,
T'entourer des soins les plus doux,
Mais d'ici là si bien te plaire
Que mon sort fasse des jaloux ;
Qu'à l'aspect de ce bien suprême
Chacun répète dès ce jour :
« Si ce n'est pas là comme on aime,
» Qu'appelez-vous donc de l'amour ? »

Le Jardin de l'enfance, de la jeunesse, et de tous les âges
                                               10e ed,  Pigoreau ,  1835


 
Ma Mère

Ma mère, que j'aime beaucoup,
            M'a donné tout.

J'aimerai cette bonne mère
            Ma vie entière.

Elle m'a soigné tout petit ,
            On me l'a dit.

Elle a balancé ma couchette
            Blanche et proprette ;

M'apprit à marcher, pas à pas,
            Tenant mon bras ;

A dire un mot, puis à tout dire,
            Même à sourire .

Quand elle est là, je ne crains rien.
            Je l'aime bien !

Si je pleure ,  elle me console
            D'une parole ;

Et , vite , son baiser chantant
            Me rend content !

Je veux rendre heureuse ma mère ,
            Ma vie entière ,

Travailler ,  et l'aimer  bien fort
            Jusqu'à la mort !

                    J. Aicard, Le Livre des petits

mardi 26 juin 2012


TOUT est déjà  écrit ...  
mais tout est encore  loin d’être publié !
Me dijo que su libro se llamaba
el Libro de Arena ,  porque  ni
el libro ni la arena  tienen ni
principio ni fin.
El Libro de Arena    (Jorge Luis Borges)

Le présent billet, tout comme les fables de notre cher Jean de La Fontaine,  a une moralité; celle-ci contient une leçon de saine humilité, celle qui ne pousse pas au défaitisme.
  
 
Quelques considérations théoriques sont nécessaires pour expliquer le titre. 
Un texte de longueur quelconque peut être représenté par une suite finie de chiffres décimaux. Il suffit pour cela  de définir un code pour représenter les lettres, l’espace, les signes de ponctuation par des suites de chiffres. Si, par exemple, nous convenions que  A=001,... Z= 026, a= 101,... z=126, espace=130, virgule=131, point=132, interrogation=133, tiret=134 et cetera, la phrase
Bonjour, comment allez-vous?    serait représentée par la séquence: 
002115114110115121118131130103115113113105114121130101112112105126134122115121119133.
L’ensemble d’un livre  serait  représenté, exactement de la même manière, par une suite  de chiffres, certes de longueur  respectable mais malgré tout finie.
Sur ce principe, un codage plus complexe pourrait couvrir tous les systèmes d’écriture des différentes langues (c’est la voie suivie par la norme informatique Unicode) et pourquoi pas inclure d’autres systèmes de notations, musicales par exemple.  Il suffit d’ouvrir le code source d’un message électronique contenant en pièces jointes des images et des vidéos, pour établir que nous pourrions également  coder les créations audio-visuelles.

Inversement,   toutes les suites numériques finies, formées par une succession de codes issus du codage retenu, peuvent se traduire par décodage en un document, que ce soit un texte ou une séquence audio-visuelle.  Et celui-ci  avec beaucoup de  chance pourrait être la copie conforme d'un ouvrage existant dans le monde réel.  Dès lors, aucun auteur ne peut plus se considérer comme indispensable à la genèse de ses propres créations. Cette vérité humiliante est indubitable, indépendamment du problème de la réalisation concrète de cette espèce de loterie gigantesque.
  

Sur un principe à peu près identique, certains auteurs ont imaginé une bibliothèque qui contiendrait toutes les combinaisons possibles des caractères d'imprimerie, ce qui inclurait: la Bible, tous les romans, les journaux, les correspondances privées,  les oeuvres scientifiques, le contenu de nos conversations, toutes les publications passées, présentes et à venir et dans toutes les éditions possibles. Mais tout cela perdu parmi des brouillons et variantes innombrables,  des textes dénaturés de toutes les façons possibles, et encore infiniment  plus de choses totalement illisibles.
Pas besoin d’être grand clerc en analyse combinatoire pour conclure qu’en imposant  une limite supérieure au nombre de pages par volume, la bibliothèque serait finie, à condition que les répétitions soient interdites, c'est-à-dire que deux volumes présentent toujours au moins une différence  (dans sa nouvelle la Bibliothèque de Babel,  où une limite de 410 pages est fixée, J.L. Borges admet bien que le nombre de livres possibles est borné, mais imagine que la Bibliothèque est illimitée et périodique,  et qu'il y règne un ordre engendré à la longue par la répétition dans le désordre des mêmes  volumes.)  Si le support des oeuvres était celui que nous utilisons habituellement, ses dimensions seraient toutefois inimaginables  surpassant de loin celles de l’univers connu. Dans le cas contraire où aucune limite de pages ne serait fixée aux ouvrages, la bibliothèque serait infinie.
Une question se pose: où aurait-on trouvé le personnel capable d’écrire tous ces livres? On connaît le paradoxe du singe savant qui tapant au hasard sur un clavier finit par obtenir le texte de  la pièce de Shakespeare, Hamlet. Il lui faudrait faire preuve d’une patience infinie et atteindre selon toute probabilité un âge incommensurable avant de réussir cet exploit.
 
« ... et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours;  il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d'atome.»  Les Pensées ( Blaise Pascal ).
Cette citation de Pascal, extrait du passage des Pensées sur les deux infinis, me paraît convenir à merveille, car il se trouve que, sous forme numérisée, toute la quantité phénoménale de ces documents potentiels peut se créer en une phrase et se trouver intégralement réunie sur un point de surface nulle. Je dis bien, pas seulement le contenu de la bibliothèque de Babel de J.L.Borges, mais celui de  la bibliothèque-filmothèque-médiathèque infinie, et tout cela sur un seul point.
Un paragraphe un peu théorique nous permettra d’établir cette assertion surprenante.
Rappelons qu’en mathématiques  les nombres réels sont couramment représentés par les points d’une droite. Nous affirmons donc que notre bibliothèque numérisée va être créée  sous la forme d’un tel nombre réel.
Les nombres réels répondant à notre problème sont appelés nombres univers et sont infiniment nombreux.  Toutefois,  il ne s’agit ici que d’illustrer notre propos, et un seul exemple de nombre univers nous suffira, à savoir la constante de Champernowne. Nous la définirons en base 10, mais sachant  qu’en informatique  les codages se font souvent en base 2 ou en base 16,  précisons que définir une constante de Champernowne en base quelconque se fait facilement de façon analogue.
Cette constante de Champernowne est un petit nombre irrationnel, inférieur à 1, dont le développement décimal est par définition obtenu en écrivant successivement la suite des entiers naturels. Il commence donc comme ceci
0,12345678910111213141516171819202122232425....
Et voilà!  Etant donné comme nous l’avons dit en introduction que n’importe quel ouvrage existant ou devant être publié un jour correspond  à une suite finie de chiffres,  le nombre entier que forme cette suite de chiffres  se trouve évidemment par définition dans le développement décimal de la constante de Champernowne, donc y figure au moins une fois.  c.q.f.d.
 Il semble évident que le projet de bibliothèque infinie, s'il s'agit d'autre chose qu'un concept théorique, à savoir un édifice abritant des ouvrages consultables, ou même un gigantesque système informatique, est totalement irréalisable. En revanche la constante de Champernowne  est là et bien là. Ne nous faisons quand même pas trop d'illusions. On peut bien sûr s'atteler à écrire la suite de ses décimales,  mais avant d'arriver au bout de cette tâche, on aura mis autant de temps que pour remplir les rayons de la bibliothèque infinie. L'infini, quel concept déroutant !...

Morale:
Tout ce qu’on peut imaginer étant déjà écrit , quel domaine nous reste-il pour exercer notre esprit créatif? Devons-nous imiter le chimpanzé savant et produire n’importe quoi, ou bien le faire un peu plus sciemment? Dans ce cas allons-nous nous diriger vers le rayon des oeuvres viles et dégradantes? Attention, elles sont entreposées au niveau le plus bas, car l’esprit ne les porte guère !  Le meilleur choix est bien sûr, comme  l’oiseau,   avec une âme ayant au dos l'aile bien empennée,  de regarder vers le haut.
En définitive, qui songerait à nier le génie des grands créateurs? Il leur en faut énormément pour s'orienter dans les dédales de la bibliothèque infinie et pour en revenir avec un chef-d’oeuvre sous le bras...

Note: 
Pour une meilleure compréhension des notions survolées, je crois utile d’ajouter quelques rappels sur la représentation décimale des nombres. A moins de n'avoir jamais suivi aucun cours de mathématiques de niveau scolaire, la plupart des personnes retrouveront là des notions familières. Nous ne parlerons que de nombres positifs, laissant de côté les nombres négatifs. 

Pour représenter les nombres, on se sert le plus couramment du système de numération décimal. Ainsi, tout nombre s'écrira au moyen des chiffres de 0 à 9, et au besoin de la virgule.
Cela amène à distinguer parmi eux : 

a ) les nombres entiers écrits sans virgule: comme 1 ou 25 ou 2012 par exemple. 

b ) les nombres rationnels, valeurs d'une fraction dont le numérateur et le dénominateur sont entiers. Ces nombres rationnels comprennent:

- les nombres décimaux, écrits avec des chiffres en nombre fini après la virgule, les zéros suivant le dernier chiffre décimal non nul ne comptant pas. 
Par exemple: 242/110 = 22/10= 2,2 qui peut s'écrire aussi si on veut 2,2000. 

- Les autres nombres rationnels, correspondant à ceux pour lesquels la division du numérateur par le dénominateur ne s'arrête pas par l'apparition d'un reste nul. Dans ce cas, à partir d'un certain rang, les chiffres décimaux se reproduisent indéfiniment d'une manière périodique. Par exemple: 
221 / 110 = 2,009090909... qu’on écrit parfois 2,009 la partie soulignée se répétant indéfiniment. 
La séquence se répétant ne peut pas être constituée uniquement du chiffre 9, car il s'agit alors d'un nombre décimal; par exemple:
2,09999... = 2,09  est une 2e façon non usitée d’écrire 2,1. 

 c ) les nombres irrationnels dont la suite des chiffres décimaux après la virgule est en nombre infini, sans périodicité. 
On peut remarquer que la représentation décimale d'un nombre irrationnel ne peut comporter en pratique qu’un nombre fini de chiffres décimaux suivis de points de suspension, mais cette suite des chiffres décimaux est aussi longue que l'on veut selon la précision que l'on désire.
Parmi les nombres réels irrationnels, tout le monde connaît:
- la racine carrée de 2, √ 2 = 1,4142... comprise entre les décimaux 1,41 et 1,42, entre 1,414 et 1,415, entre 1,4142 et 1,4143 et ainsi de suite sans fin. 
- ou le nombre pi,  π = 3,14159... compris entre les décimaux 3,14 et 3,15, entre 3,141 et 3,142, entre 3,1415 et 3,1416, entre 3,14159 et 3,14160 et ainsi de suite sans fin. 
Ajoutons que la racine carrée est un nombre dit algébrique, c'est-à-dire  racine d'une équation algébrique. Alors que cela n'est pas le cas de pi, qui est un nombre dit transcendant, bien que  la suite de ses décimales puisse être calculée par d'autres moyens.
 

lundi 18 juin 2012

Les Fables de La Fontaine
(2) La cigale et la fourmi

Le précédent billet s'étant limité à quelques considérations générales,  j'adopterai ici une approche plus concrète. Pour ce faire je commencerai par donner le texte de la première fable de la Fontaine dans l'ordre de parution (Livre I,  Fable  I ) qui n'est autre que "la Cigale et la Fourmi".
Elle est fort connue, on la retient facilement, l'histoire contée est amusante, et les vers très agréables.
Malgré tout, certaines personnes ont des critiques à faire. Comme je l'ai écrit dans la partie (1) Généralités, je ne partage pas leur point de vue qui me semble excessif. A titre d'exemple, je reproduis ci-dessous  l'analyse de C.Rouzé.
Mais je crois surtout  que le sort de la cigale en a ému plus d'un.  Quoi de plus louable que de  tenter de réparer le mauvais traitement qu'elle a subi? Ce n'est pas critiquer l'auteur que de le pasticher avec cette bonne intention. Suivront donc deux textes qui prennent ouvertement le parti de notre pauvre cigale: l'Abeille et la Fourmi et la Vengeance de la Cigale.


La Cigale et la Fourmi

La Cigale, ayant chanté
Tout l'été,
 Se trouva fort dépourvue
 Quand la bise fut venue :
   Pas un seul petit morceau
         De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine       
  Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter     
       Quelque grain pour subsister
   Jusqu'à la saison nouvelle.
    «Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l'oût, foi d'animal,   
 Intérêt et principal. »        
         La Fourmi n'est pas prêteuse :
     C'est là son moindre défaut.
                   « Que faisiez-vous au temps chaud ?
     Dit-elle à cette emprunteuse.
- Nuit et jour à tout venant
      Je chantais, ne vous déplaise.
               - Vous chantiez ? j'en suis fort aise :
       Eh bien! dansez maintenant. »


L'analyse littéraire de C. Rouzé
(Analyses littéraires de fables de La Fontaine ,  éd. Eugène Belin).

Cette fable est la première du livre premier : ce qui ne veut pas dire qu'elle soit la meilleure. Cependant, en vertu même du rang qu'elle occupe, elle est presque toujours la première que l'on fait apprendre aux petits enfants : comme s'il était nécessaire de prêcher l'égoïsme à un âge qui se montre fréquemment dur et cruel, parce que, dans son inexpérience, il ne sait pas encore ce que c'est que souffrir!
« Eh bien! dansez maintenant! » Voilà le trait cruel que la fourmi lance à la pauvre cigale, malheureuse par sa faute, mais malheureuse néanmoins.
Pères et mères qui faites apprendre La Cigale et la Fourmi à vos enfants, soyez sûrs que ce dernier vers est celui qu'ils retiendront le mieux et qu'ils appliqueront le plus souvent, si vous ne leur enseignez pas tout d'abord qu'il n'est jamais permis de traiter durement les malheureux, quelque coupables qu'ils soient, et que le meilleur usage qu'un homme puisse faire de ses économies, est d'en consacrer une large part au soulagement de ceux qui souffrent.
La morale de cette première fable ne court pas seulement le risque d'être mal interprétée: la fable elle-même laisse aussi à désirer sous le rapport de la clarté, comme nous le montrerons dans l'analyse suivante.

 La cigale ayant chanté
  Tout l'été... 
Ce vers semble bien court pour exprimer une aussi longue période. Mais celui qui récite cette fable, peut corriger ce petit défaut en s'arrêtant sur le mot tout qui commence le vers.

  Se trouva fort dépourvue,
  c'est-à-dire dans une grande disette;  — lisez : fort dépourvue de vivres, d'aliments.
 
 Quand la bise fut venue :
La bise est un vent très rigoureux du nord-est, qui ne souffle guère que dans la mauvaise saison : bise est donc synonyme d'hiver.
 
  Pas un seul petit morceau
         De mouche ou de vermisseau !
En effet quand la bise souffle, on ne voit plus de mouches, et les vermisseaux sont cachés dans la terre. Il aurait fallu faire des provisions pendant l'été; la cigale n'y a point songé; comme tous les paresseux, elle ne pensait qu'à s'amuser, à chanter. Pressée par le besoin, au commencement de l'hiver,
 
Elle alla crier famine     
    Chez la fourmi, sa voisine,
Pauvre cigale! Elle meurt de faim, elle en crie. De là cette expression énergique qui est devenue populaire : crier famine,
(Note: dans le nord de la France, on confond généralement avec la cigale ces petites sauterelles qui sont en effet les voisines des fourmis. La cigale  ressemble à une grosse mouche, mais elle est de beaucoup plus grandes dimensions, et elle se tient sur les arbres. Les enfants la prennent dans le midi pour s'en faire un jouet.)
 
La priant de lui prêter       
     Quelque grain pour subsister 
 Jusqu'à la saison nouvelle...
La saison nouvelle, c'est-à-dire le printemps. Dans quelques pays du midi, on appelle cette saison le renouveau ; et, en effet, tout alors se renouvelle .
(Note: voyez une belle peinture du printemps dans la fable intitulée: L'Alouette et ses petits, liv. IV, fab. 22.)
 
 Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l'oût, foi d'animal,    
  Intérêt et principal.
                  
Oût , ou août, contraction d'Augustum, huitième mois de l'année, consacré à l'empereur Auguste.
(Note:  éliminez la finale sourde ( um ) et la  syllabe atone ( ug ), puis remplacez l's par un accent circonflexe, et vous aurez août. )
Foi d'animal, c'est-à-dire, au nom de la confiance que l'on doit accorder à la parole d'un animal, ou, pour résumer, aussi vrai que je suis un animal !
Intérêt est ce qu'une somme rapporte; le principal est la somme prêtée.
 
 La fourmi n'est pas prêteuse :    
  C'est là son moindre défaut.        
Ce vers est souvent mal interprété. Il ne veut pas dire que ce soit là le plus petit défaut de la fourmi, comme on le comprend ordinairement, mais bien que le défaut d'être prêteuse (si c'est un défaut), est celui que la fourmi a le moins. Traduction familière : si elle a un défaut, ce n'est certes pas celui-là. Le vers de la Fontaine est donc obscur, puisqu'il est généralement mal compris.
 
 Que faisiez-vous au temps chaud?
  Dit-elle à cette emprunteuse.           
Emprunteuse forme, avec prêteuse, une rime trop facile.

Nuit et jour à tout venant.            
   Je chantais, ne vous déplaise,              
A tout venant, c'est-à dire, pour le premier venu, quel que fût celui qui pouvait m'entendre. Cette confession naïve, qui devait désarmer la fourmi, ne lui arrache que cette dure réponse, où le froid égoïsme se joint à la plus cruelle ironie, puisqu'elle s'adresse à une indigente :
 
Vous chantiez, j'en suis fort aise;  
Eh bien, dansez maintenant !          
Sans doute, il est fort bon de dire aux enfants que, s'ils sont paresseux comme la cigale, ils s'exposeront à rencontrer, dans le malheur, beaucoup de gens cruels comme la fourmi; — mais il faut le leur dire, et ne pas leur laisser, comme la Fontaine, le soin périlleux de tirer la conclusion, et d'accommoder la morale de cette fable avec leurs dispositions naturelles, qui ont souvent besoin d'être dirigées, sinon corrigées.


L'Abeille et la Fourmi
     Laurent de Jussieu,  Fables et Contes en vers, 1829
     Livre II, Fable I

A jeun, le corps tout transi,
Et pour cause,
Un jour d’hiver la fourmi,
Près d’une ruche bien close,
Rôdait, pleine de souci.
Une abeille vigilante
L’aperçoit et se présente.
« Que viens-tu chercher ici ? »
Lui dit-elle. – « Hélas ! ma chère, »
Répond la pauvre fourmi,
« Ne soyez pas en colère :
Le faisan, mon ennemi,
A détruit ma fourmilière ;
Mon magasin est tari ;
Tous mes parents ont péri
De faim, de froid, de misère.
J’allais succomber aussi,
Quand du palais que voici
L’aspect m’a donné courage.
Je le savais bien garni
De ce bon miel, votre ouvrage ;
J’ai fait effort, j’ai fini
Par arriver sans dommage.
Oh ! me suis-je dit, ma soeur
Est fille laborieuse ;
Elle est riche et généreuse ;
Elle plaindra mon malheur.
Oui, tout mon espoir repose
Dans la bonté de son coeur.
Je demande peu de chose ;
Mais j’ai faim, j’ai froid, ma soeur !
– Oh ! oh ! répondit l’abeille,
Vous discourez à merveille.
Mais vers la fin de l’été,
La cigale m’a conté
Que vous aviez rejeté
Une demande pareille.
– Quoi ! vous savez ? – Mon Dieu, oui,
La cigale est mon amie.
Que feriez-vous, je vous prie,
Si, comme vous, aujourd’hui
J’étais insensible et fière ;
Si j’allais vous inviter
A promener ou chanter ?
Mais rassurez-vous, ma chère ;
Entrez, mangez à loisir,
Usez-en comme du vôtre,
Et surtout, pour l’avenir,
Apprenez à compatir
A la misère d’une autre. »


La Vengeance de la Cigale
     Albert Vacher
     (tiré de : Brachet et Dussouchet, Grammaire française,
                  Cours Préparatoire, Hachette,1897.  Page 73.)
     C'est une version  abrégée de la chanson de Vacher (ainsi adaptée aux jeunes enfants,  j'ai  pensé qu'elle pourrait leur plaîre)  mais je l'ai fait suivre du texte complet.

Quand la Fourmi, sans pitié,
Gouailleuse, eut congédié
           La Cigale,
Refusant de lui prêter
Un seul grain pour arrêter
           Sa fringale,

La chanteuse en se traînant,
Sous la pluie et par le vent,
           Demi-morte,
Espérant meilleur accueil,
Parvint à gagner le seuil
           D'une porte.

Le grillon de la maison
Entendit son oraison :
       « Viens, Cigale,
Réchauffer ton corps transi;
Entre au foyer, c'est ici
        Qu'on régale.»

Notre grillon tout l'hiver,
Dans l'âtre mit le couvert
        De l'artiste...
Les artistes ont bon coeur,
Sans compter, dans le malheur,
        On s'assiste.

L'été de retour, aux champs,
Vite elle reprit ses chants,
         Bien joyeuse.
Elle y trouva la Fourmi
Gémissant, morte à demi,
          Malheureuse.

La Cigale ne dit mot;
Mais organise aussitôt,
         Brave bête !
Un concert de charité,
Et près de chaque invité
         Fait la quête.

Qui voudrait la secourir ?
L'égoïste allait mourir
         Bien seulette;
Quand la Cigale accourant
Porte à l'insecte expirant
         Sa recette :

« Fourmi, pour toi j'ai chanté,
Prends ce que j'ai récolté;
          Bois et mange.
Apprends de quelle façon ,
Au pays de la chanson ,
           On se venge ! »


La Vengeance de la Cigale
 Albert Vacher,   dans  Le Caveau, 59e volume, 1893

                                   Vous chantiez , j'en suis fort aise :
                                               Eh bien ! dansez maintenant !...
                                                                          La Fontaine

Quand la Fourmi, sans pitié,
Gouailleuse, eut congédié
           La Cigale,
Refusant de lui prêter
Un seul grain pour arrêter
           Sa fringale,

La chanteuse en se traînant,
Sous la pluie et par le vent,
           Demi-morte,
Espérant meilleur accueil,
Parvint à gagner le seuil
           D'une porte.

Le grillon de la maison
Entendit son oraison :
       « Viens, Cigale,
Réchauffer ton corps transi;
Entre au foyer, c'est ici
        Qu'on régale.»

Notre grillon tout l'hiver,
Dans l'âtre mit le couvert
        De l'artiste...
Les artistes ont bon coeur,
Sans compter, dans le malheur,
        On s'assiste.

La chaleur venue, aux champs,
Vite, elle reprit ses chants,
         La divette.
Un clair matin qu'elle allait
Egrenant son chapelet,
          Et seulette,

Sur le rebord d'un fossé,
Un cri plaintif est poussé.
           Attendrie,
Elle aperçoit sa Fourmi
Flasque, écrasée à demi,
           Qui la prie.

« Vois, dit la Fourmi, l'homme a,
De sa pioche, détruit ma
          Fourmilière.
De mes trésors amassés,
Plus rien!... mes membres brisés !
         La misère !...

La Cigale ne dit mot;
Elle convoque aussitôt,
         Chaque insecte
Au concert de charité,
Et fait à chaque invité
         La collecte.

Qui voudrait la secourir ?
La Fourmi, seule, à mourir
       Elle est prête;
Quand la Cigale, accourant,
Porte à l'insecte expirant
         Sa recette :

« Fourmi, pour toi j'ai chanté,
Prends ce que j'ai récolté;
          Bois et mange.
Apprends de quelle façon ,
Au pays de la chanson ,
           On se venge ! »
 

dimanche 17 juin 2012

Les Fables de La Fontaine
(1)  Généralités.

Ayant cité  l'une d'entre elles dans mon dernier billet,  j'en viens naturellement à évoquer un peu plus longuement les fables de Jean de La Fontaine. On les connaît en général pour les avoir apprises à l'école:
"La cigale ayant chanté tout l'été...",
"Maître corbeau, sur un arbre perché...",
"Un agneau se désaltérait dans le courant d'une onde pure...",
"Compère le renard se mit un jour en frais...",
"Le chêne un jour dit au roseau...",
"Rien ne sert de courir , il faut partir à point...",
"Un mal qui répand la terreur...",
"Le héron au long bec emmanché d'un long cou...",
"Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait..."
Le reste de la fable ne revient pas toujours en entier à la mémoire, mais l'espace d'un instant on redevient l'enfant qui la récitait.  Et du coup,  ces vers charmants et pittoresques  se chargent d'une poésie très spéciale, celle de nos souvenirs d'enfance.
Bien entendu, ce que je viens de dire ne s'applique qu'aux fables les plus connues, car probablement les plus accessibles à un jeune élève.  Peu importe, puisque les autres peuvent se lire, à l'occasion, sans déplaisir aucun.
N'oublions pas que les fables de La Fontaine font partie intégrante de la culture française. On s'y réfère souvent sans même s'en rendre compte.  On ne peut donc se permettre de les ignorer dans les programmes scolaires si l'on a vraiment l'intention d'apprendre le français aux jeunes élèves.  
Note: Deux exemples d'expressions qu'on ne peut bien comprendre sans connaître les fables de La Fontaine qui les ont introduites en français et maintenues dans l'usage jusqu'à maintenant.
- tirée de la fable 10, livre VII,  La Laitière et le Pot au lait,  l'expression "être Gros-Jean comme devant" signifie subir une désillusion ( Gros-Jean, type de l'homme du commun, rustre, niais -  devant, adverbe mis pour avant, selon un usage du vieux français).
- tirée de la fable 7, livre IV, Le Singe et le Dauphin, l'expression "prendre le Pirée pour un homme" signifie se tromper grossièrement, confondre deux choses qui sont sans rapport. Comment si on ne la connaît pas comprendre l'humour de la fameuse sortie d'Obélix "c'est qui le Pirée?" dans Astérix aux Jeux Olympiques, or là c'est bien le minimum de culture générale qu'on puisse exiger d'un écolier français.

Que dire de "la morale" qui accompagne chacune de ces fables? 
A l'origine, la fable n'était là que pour illustrer un précepte, un conseil pratique.  Chez La Fontaine, le rapport est inversé. La fable devient un véritable petit drame, et en quelque sorte, la morale est tirée parce que c'est la règle du jeu. C'est très bien ainsi, je ne crois pas, vu son caractère souvent très terre-à-terre, qu'elle mériterait de trop longs développements.
D'ailleurs, le contenu de cette morale  a  parfois provoqué des critiques. On peut les pousser à l'extrême, mais il faut vraiment être Jean-Jacques Rousseau pour vouloir prohiber les fables en prétendant qu'elles  pervertiraient l'éducation des enfants. Celle-ci, à mon avis, ne peut avoir de base plus solide que la morale chrétienne, laquelle est bien autre chose qu'une collection de préceptes; elle apporte et le salut personnel et la charité au service des autres. Néanmoins,  faire le bien suppose en pratique que l'on dispose de quelques moyens, et pour cela il n'est pas inutile d'être prévenu des ruses des flatteurs et des escrocs. 
Autrement dit, il ne faut pas délirer: l'étude de quelques fables ne peut en rien nuire à l'éducation des enfants; elle préparera même les plus innocents d'entre eux au récit ininterrompu des frasques des célébrités, des mauvais tours des financiers et autres turpitudes, auquel ils auront très vite accès par les médias d'information.

mercredi 13 juin 2012

Encore le calendrier des Mayas
« Pauvre bête,
        Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir,
        Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? »

Avertissement
Ce billet  commentait un sujet d'actualité à la date de sa rédaction en juin 2012..
Il ne faut y voir aucune  manifestation de mépris envers les populations américaines  pré-colombiennes.

Cette déclaration liminaire faite,
je précise le sujet:  il s'agit d'articles, les uns alarmistes les autres rassurants, qui tous donnent une importance à mon avis démesurée à quelques découvertes archéologiques de monuments mayas, notamment d'inscriptions calendaires. S'ajoutant à des livres ou des films sur le même sujet, il y a là un battage médiatique qui arrive à susciter de l'inquiétude même chez des personnes moyennement crédules. 
Je relève qu'à partir d'exemplaires du calendrier maya
- certains spécialistes  pensent qu'un cataclysme a été prédit pour fin 2012 ;
- d'autres,  affinant  les calculs,    arrivent à  2116  comme date précise de l'événement ;
- d'autres enfin,  nous apprennent que les calendriers mayas allaient bien au-delà de cette date, et qu'il y a tout lieu d'en être rassuré.
Aucun d'entre eux ne semble donc mettre en doute  que notre avenir dépende énormément de ce calendrier. Somme toute, il faut simplement attendre la réalisation des prédictions en question pour y voir plus clair.
Et je viens de lire une déclaration d'un "expert"  selon laquelle  les Mayas ne concevaient pas de fin du monde, notion "judéo-chrétienne". Je veux bien le croire quand il parle des Mayas, objet de ses compétences. Sur ce qu'il appelle dans ses déclarations "religion judéo-chrétienne", terme assez curieux, je pense avoir le droit autant que lui de m'exprimer.
Il y a de nos jours une religion juive et une religion chrétienne, représentée par différentes Eglises, notamment la catholique. Et à ma connaissance, cette religion en particulier n'a jamais prédit la date de la fin du monde ni encouragé ses fidèles à la rechercher chez les devins de tout poil.  La fin du monde n'a donc pas les caractères d'un dogme obsessionnel.   D'ailleurs, bien qu'élémentaires si on les compare au calendrier mésoaméricain, nos cycles de 24 heures ou de 365 jours se répètent inlassablement aussi.
Et pourtant, en ce qui me concerne, imaginons qu'une année ou l'autre, imitant l'exemplaire maya qui est à l'origine de ces remous,  mon calendrier mural  s'arrête au 1er avril, je serais enclin à penser  que son auteur prévoyait la fin du monde à cette date, à moins que l'imprimeur ait manqué d'encre ce jour-là.

Pour conclure, je conseillerais à tous des lectures plus saines, et par exemple  celle des Confessions de saint Augustin, au moins du chapitre VI, livre VII, qui établit rationnellement l'inanité de l'astrologie. En ce très haut moyen âge, que de bon sens!  Quinze siècles après lui, n'est-il pas lamentable que nous puissions encore fréquenter les cabinets de voyance, ou prêter l'oreille aux prophéties mayanistes?

Enfin, je ne peux m'empêcher de vous offrir une jolie fable de La Fontaine.

Fables, Livre II

XIII -  L'astrologue qui se laisse tomber dans un puits


        Un Astrologue un jour se laissa choir
        Au fond d'un puits. On lui dit : « Pauvre bête,
        Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir,
        Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? »

Cette aventure en soi, sans aller plus avant,
Peut servir de leçon à la plupart des hommes.
Parmi ce que de gens sur la terre nous sommes,
            Il en est peu qui fort souvent
            Ne se plaisent d'entendre dire
Qu'au livre du Destin les mortels peuvent lire.
Mais ce livre, qu'Homère et les siens ont chanté,
Qu'est-ce, que le Hasard parmi l'antiquité,
            Et parmi nous la Providence ?
        Or du Hasard il n'est point de science  :
            S'il en était, on aurait tort
De l'appeler hasard, ni fortune, ni sort,
            Toutes choses très incertaines.
            Quant aux volontés souveraines
De Celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein,
Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ?
Aurait-il imprimé sur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?
A quelle utilité ? Pour exercer l'esprit
De ceux qui de la sphère et du globe ont écrit ?
Pour nous faire éviter des maux inévitables ?
Nous rendre, dans les biens, de plaisir incapables ?
Et causant du dégoût pour ces biens prévenus ,
Les convertir en maux devant  qu'ils soient venus ?
C'est erreur, ou plutôt c'est crime de le croire.
Le firmament se meut ; les astres font leur cours,
            Le soleil nous luit tous les jours,
Tous les jours sa clarté succède à l'ombre noire,
Sans que nous en puissions autre chose inférer
Que la nécessité de luire et d'éclairer,
D'amener les saisons, de mûrir les semences,
De verser sur les corps certaines influences.
Du reste, en quoi répond au sort toujours divers
Ce train toujours égal dont marche l'Univers ?
            Charlatans, faiseurs d'horoscope,
        Quittez les cours des princes de l'Europe ;
Emmenez avec vous les souffleurs tout d'un temps ;
Vous ne méritez pas plus de foi que ces gens.

Je m'emporte un peu trop ; revenons à l'histoire
De ce spéculateur  qui fut contraint de boire.
Outre la vanité de son art mensonger,
C'est l'image de ceux qui bâillent  aux chimères ,
            Cependant qu'ils sont en danger,
            Soit pour eux, soit pour leurs affaires.